Toutes les photos et les textes de ce blog sont soumis aux droits d'auteur. Cela signifie qu'il est INTERDIT DE TELECHARGER ET DIFFUSER LES PHOTOGRAPHIES DE CE SITE SANS L'AUTORISATION DE L'AUTEURE SOUS PEINE DE POURSUITES JUDICIAIRES. Pour toute reproduction totale ou partielle, vous devez contacter l'auteure ici.
Pour lire les billets dans l'ordre chronologique ou par thématique, se reporter aux rubriques "Archivages" en bas de page.
Vous pouvez également vous abonner aux mises à jour du blog en entrant votre adresse électronique dans la rubrique Suivre les mises à jour tout en bas de la page.

mercredi 11 juillet 2012

L’enfance aux stigmates

A Redeyef, outre Zakia Difhaouis qui tient une place particulière dans les combats du bassin minier, l’on me parle de trois femmes importantes dans les manifestations féminines de 2008. Elles ont pour maris des hommes influents du mouvement syndical et reconnus comme meneurs des manifestations d’avril 2008, c’est pourquoi ils furent parmi les plus sévèrement punis. Arrestations musclées, emprisonnements, tortures, jugements iniques et falsifiés furent le lot des hommes. Mais les femmes ont également subi des violences morales, psychiques et parfois physiques. C’est le cas de Leila Khaled, la femme de Béchir Labidi, Djemaa Hajji la femme de Adnane et Khamsa, la femme de Taïeb Ben Othmen.

Je n’aurais malheureusement pas l’occasion de rencontrer Jeema, hospitalisée en urgence et sous dialyse depuis de nombreuses années mais j’arrive à obtenir un rendez-vous avec Khamsa et son mari. Lorsque j’arrive dans leur maison le soleil brûle déjà à 40° et je pénètre dans un joli salon où une grande télévision trône comme il se doit devant les banquettes noires mordorées. C’est l’heure des dessins animés. Sous l’injonction de ses parents, un petit garçon se lève poliment et je me penche pour l’embrasser. Mais malgré moi, je suis saisie d’un léger mouvement de recul : la jolie petite figure enfantine et le petit corps sont parsemés de plaques rougeâtres. Je reconnais immédiatement ce symptôme dont j’ai moi-même souffert toute mon enfance. Et je m’en veux d’avoir éprouvé ne serait-ce que quelques secondes ce mouvement intérieur et spontané de rejet face à l’autre. Réflexe irraisonné de survie face à l’étrange, à la maladie, mouvement irrationnel guidé par la peur, celle du danger de la contamination. Combien d’enfants m’ont demandé dégoûtés « est-ce que c’est contagieux ? », avant de bien vouloir partager mon amitié. Le malheur est-il contagieux ? Cette « maladie » absolument bénigne et non contagieuse se nomme eczéma. Ça prend des formes diverses mais toujours ça marque sur la peau la différence à jamais. L’enfant développe un eczéma suite à un choc psychologique (les médecins nomment cela « psychosomatisation »). La peau parle pour lui, elle dénonce et rejette la violence du monde. Ce faisant, elle risque de placer l’enfant dans une position d'« exclusion », pour peu que la société dans laquelle il évolue soit plus ou moins bienveillante et tolérante envers la différence. Mais ceci est une autre histoire... L’enfant de Khamsa et Taïeb a développé ces stigmates après la répression de 2008, après les arrestations, après les irruptions violentes des policiers dans sa maison, après les cris de terreur des femmes, après peut-être la casserole d’eau bouillante tombée sur son dos durant la bataille. La peau douce couleur de miel de l’enfant est une mémoire vivante des événements de 2008.

Tunis - juillet 2011
 Dans le grand salon de la maison familiale, Khamsa m’accueille avec quelques gâteaux et un verre de coca. Taïeb est assis près d’elle, prêt à compléter son témoignage lorsqu’elle ne trouve pas les mots en français. Tous deux étaient sortis manifester dans les rues de Redeyef en avril 2008 suite aux résultats du concours de la CPG (Compagnie De Phosphates de Gafsa). A l’époque, seul Taïeb travaillait, comme enseignant, et militait activement au sein de l’UGTT (Union Générale des Travailleurs de Tunisie). « C’était la première fois que je manifestais… » se souvient Khamsa dans un sourire. Lorsque son mari est arrêté, le 7 avril, avec d’autres militants dont Adnane et Béchir, Khamsa s’organise avec d’autres femmes pour protester contre ces arrestations illégales. La politique de répression et de surveillance étant de rigueur, une réunion se met en place de manière quasi secrète. « Le 9 avril, on a fait passer un message comme quoi il y avait une petite fête entre femmes à la maison pour ne pas éveiller les soupçons de la police. Nous étions une quarantaine de femmes et nous avons été à la délégation. Ensuite, d’autres femmes se sont jointes à nous. » Pendant deux jours, les femmes de Redeyef organisent un sit-in pour réclamer la libération des hommes. Le 10 avril, ils sont relâchés, non sans avoir subi violences physiques, humiliations et interrogatoires musclés. Mais ce n’est que le début des harcèlements policiers comme sait si bien faire le régime de Ben Ali (voir Zakia et Zeghada). « Les policiers rentraient dans les maisons, cassaient les portes, volaient de l’argent et des objets. C’était une sorte de punition. Ils cherchaient des gens… »

Il faut dire que la petite ville frontalière d'à peine 30 000 habitants est rapidement assiégée par une armée de policiers envoyés par milliers de la capitale. Et le 6 mai, de jeunes chômeurs manifestent à nouveau contre « le non respect par les autorités préfectorales de l’engagement stipulant le recrutement de chômeurs au sein de la compagnie de phosphates », dans cette région dévastée par le chômage depuis les années 80. Les jeunes occupent le générateur électrique alimentant la compagnie et bloquant ainsi ses activités. Rapidement, la police les déloge à coups de gaz lacrymogène. Mais le jeune Hichem Ben Jeddou tente de résister en s’emparant des fils électriques. Les autorités donnent alors l’ordre de remettre le courant, assassinant sciemment le jeune homme de 24 ans. Celui-ci meurt foudroyé sur le coup, la charge électrique atteignant et blessant gravement d’autres jeunes hommes. Le même jour, la police sévit à l’intérieur des habitations. « Nous étions dans la maison avec mon mari, son frère et un ami. Les policiers essayaient de forcer la porte pour rentrer. J’avais très peur. Mon petit qui avait un an et demi comprenait qu’il se passait quelque chose et il pleurait ! ». Le lendemain, la police abattra le jeune Hafnaoui ben Ridha Belhafnaoui âgé de 18 ans... « A partir du 4 juin, la police a cassé tous les magasins, volé du matériel, tout saccagé dans le souk de Redeyef!» Malgré et surtout à cause de ces violences policières, la courageuse Khamsa descend à nouveau dans la rue avec les autres femmes. Bien que les événements soient encore sensibles dans sa mémoire, elle bute souvent sur les dates. « Entre le 15 et le 20 juin, nous avons manifesté dans la rue principale. J’avais mon fils avec moi mais la police faisait une pression physique et morale. Je leur ai dit que le petit était malade mais ils m’ont insultée et frappé ma belle-sœur… » Après le 20 juin, la répression se durcit encore et Taïeb est contraint de se cacher dans des habitations comme beaucoup d’autres (voir billet n°60). Khamsa reste à la maison, soutenue par son père et sa belle-famille. Personne ne sait où sont les hommes. Mais le 25 juin, les policiers pénètrent brusquement dans la maison : « Les femmes ont eu si peur qu’elles ont tout lâché et oublié les enfants. Mon petit était dans la cuisine. Des casseroles d’eau bouillante lui sont tombées dessus et ont brûlé son dos. » Taïeb me montre le dos de l’enfant qui assis près de nous regarde un dessin animé de Tex Avery. Désolé, il confie : « La nuit, le petit se réveille pour chercher ses parents, il a encore peur que les policiers viennent emmener son père ». Et Khamsa se souvient elle aussi : « Quand j’allais à l’hôpital visiter mon fils, la police venait pour voir si Taïeb n’allait pas venir. Mon enfant a été hospitalisé suite aux brulures du 25 juin au 7 juillet. Ce jour-là mon mari a été arrêté ».

Khamsa, Taïeb et leurs deux enfants. La petite dernière qui dort tranquillement n'a rien connu des événements de 2008.

Les hommes sont emprisonnés et la ville est en état de siège. 10 000 policiers tiennent la cité en otage, faisant de celle-ci une prison à ciel ouvert. Et le 27 juillet, les femmes de Redeyef décident à nouveau de descendre dans la rue. « Vers 08h00 du matin, une cinquantaine de femmes sont venues chez moi puis nous nous sommes dirigées vers la délégation. Nous avons crié des slogans contre l’agression de nos maisons et surtout « libérez les prisonniers ». Il y avait 150 policiers qui nous menaçaient avec leurs armes pour que l’on parte. Des hommes étaient avec nous pour nous protéger mais certaines femmes sont parties car elles ont eu peur, il y avait quand même des femmes de 80 ans ! A midi, la police nous a dispersés avec les lacrymogènes et je suis rentrée à la maison… » Ce jour-là, la police fait des rafles dans les maisons, notamment celle d’Adnan et Jeema dans laquelle se trouve Zakia Difhaouis qui sera la seule femme arrêtée et emprisonnée (voir billet n°67). « La police est venue chez moi et a menacé le père de Taïeb. Il m’ont prise avec ma sœur et ma belle-sœur et nous ont emmenées au poste de police. Ils ont posé des questions sur les manifestations en me menaçant de ne plus recommencer sous peine de me mettre en prison. Ils nous ont relâchées mais la police et la police secrète était tous les jours devant la porte de la maison pour nous surveiller. »

Malgré les manifestations et les mobilisations internationales, certains hommes croupiront plus ou moins longtemps en prison. Pour Taïeb, il faudra un an et demi avant d’obtenir sa libération. « Tous les lundis j’allais visiter mon mari dans la prison de Sidi Bouzid à 300 km. Je partais de 05h00 du matin à 17h00, prenant trois moyens de transports ». Dans les régions du centre, les infrastructures n’ont pas été développées et chaque déplacement est pénible et prend du temps. De plus, les déplacements sont couteux et Taïeb emprisonné cela signifiait qu’il n’y avait plus de salaire pour la famille. « Parfois l’UGTT nous donnait un peu d’argent mais la police essayait d’interdire par la loi cette solidarité. » A Kairouan, Khamsa participe à des réunions avec l’UGTT, l’ATDF, le PDP etc. « Parfois, la police essayait de nous arrêter, m’interdisait d’aller dans d’autres manifestations. Une fois ils ont empêché le voyage de Jeema, son frère et mon père. Ils ont été arrêtés à Gafsa et ont été durement frappés au poste de police. » Taïeb en profite pour rajouter pudiquement : « J’ai aussi été violenté par la police sur plusieurs parties de mon corps, les yeux etc. … »

Aujourd’hui, Taïeb et Khamsa veulent oublier cette période de terreur et avoir enfin le droit de disposer d’une vie heureuse. Après ces durs événements qui ont touché la famille entière, l’on comprend que le couple ait envie de tourner la page. Khamsa travaille depuis 2009, comme enseignante de base (institutrice). Elle ne veut plus entendre parler de politique contrairement à son mari, toujours syndicaliste et membre du PCOT.

Seul l’épiderme de l’enfant se souvient, traduisant dans un discours muet les moments de violence subis par la famille. Parlant non seulement pour l’enfant mais également pour tous les révoltés de Redeyef.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire