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vendredi 8 février 2013

Nous sommes tous des Chokri Belaïd !

Femme avec le drapeau de l'UGTT
Nous partons dès 9 heures du matin pour nous rendre à la Maison de la Culture de Djebel Jelloud, point de départ du cortège pour les obsèques de Chokri Belaid. Aujourd'hui a été décrétée la grève générale dans tout le pays. Du jamais vu depuis janvier 1978 qui avait provoqué des violences extrêmes donnant lieu au fameux "jeudi noir" et fait des centaines de morts. Les médias évoquent cette grève de 78 contribuant ainsi à accentuer la tension déjà palpable depuis trois jours. Pourtant le peuple tunisien de la révolution tient à saluer ce symbole de la résistance et de l'opposition en ce vendredi 8 février. La veille une page Facebook a créé un événement conviant les femmes à assister à l'enterrement. En effet, dans la religion musulmane, les femmes n'ont pas le droit de pénétrer dans le cimetière lors des obsèques. Cette page devient le lieu d'un petit débat intéressant pour qui ne connait pas cette coutume comme moi. Très vite le peu de femmes qui tiennent à maintenir cette tradition se trouvent contredites par la majorité des internautes, prêtes à braver ce qu'elles considèrent comme une coutume injuste.
 
Les jeunes postés sur les toits crient leur soutien
Lorsque nous arrivons dans le quartier de Djebel Jelloud, zone industrielle et quartier très populaire situé au sud de Tunis et qui a vu grandir Chokri Belaïd, des centaines de personnes sont déjà présentes. Il est à peine 10 heures du matin et le cortège doit partir à midi vers le cimetière de Jellaz situé à deux kilomètres environ. Lorsque le cercueil, arrivé tout juste de chez les parents du défunt, pénètre dans la maison de la culture, l'émotion est à son comble. La foule chante des slogans à la gloire du grand homme, les larmes aux yeux et la rage au cœur. C'est la colère des innocents. Certains hommes et femmes ne peuvent s'empêcher de pleurer. Des gamins du quartier sont montés sur les toits, parmi les journalistes et les manifestants.Tous reprennent en cœur les chants et slogans. On crie "Chokri Belaid n'est pas mort, la lutte continue!". La pluie s'abat par intermittence, comme pour signaler sa tristesse et sa solidarité au peuple de la révolution. Une fois le cercueil à l'intérieur, la foule est dense dans la maison de la culture. Je décide de sortir.

Je n'ai pas de carte de presse sur moi, je laisse les journalistes couvrir les événements pour les grands médias. Je me glisse dans la foule, je deviens le peuple et je photographie. Je n'ai pas envie de jouer des coudes pour m'approcher des grandes figures bien que je sois solidaire de la famille de Chokri Belaïd...
Dehors déjà, un premier cortège devance le cercueil. On chante l'Internationale et des chants révolutionnaires. Ici, ce sont les militaires qui encadrent le cortège. On les préfère aux policiers "Eux ils ne tirent pas de bombes lacrymogène sur nous et ils ne nous tabassent pas!" "Tant que les militaires sont là, nous sommes en sécurité!" Malheureusement l'on sait que près du cimetière, les policiers ont déjà déployé leurs forces... De l'autre côté de la ville, d'autres manifestants affluent vers le cimetière. Ils viennent de toute la Tunisie pour rendre un dernier hommage à ce symbole de la révolution de 2011. La flamme semble être éveillée de nouveau. Dans le cortège beaucoup sont prêts à se battre à nouveau pour la liberté et la dignité. "Qu'ils viennent, on est prêtes à se battre!" me disent des femmes à propos des policiers.

Dans la rue de la Maison de la culture, le cortège est d'une telle densité qu'il est parfois impossible de se mouvoir à l'intérieur de celui-ci. Il ne faut vraiment pas être agoraphobe! De temps en temps, je m'extirpe du cortège pour prendre un bol d'air et quelques photos. Je repense aux conseils que l'on m'a donnés "S'il y a des lacrymos, tu cours, tu suis la foule", "Si les flics sortent les matraques et courent dans la rue, ne court pas, sinon, ils te tapent", "Prends du citron ou du coca et mets-en sur ton visage". Au regard des manifestations tunisiennes, les manifestations françaises me semblent des promenades champêtres! 

Le cortège des avocats tente de se former avec peine car la foule se replie sur eux par vagues successives. Pour rendre hommage à leur confrère ils ont observé deux jours de grève. L'émotion se lit sur leur visage, certains pleurent d'autres ont les larmes aux yeux... Ils ont décidé de défiler dans leur tenue de travail et le noir de leur robe se prête terriblement au deuil.



Nous marchons vers le cimetière de Jellaz accompagnant le cercueil. Celui-ci se trouve à l'intérieur d'un camion prêté par l'armée me dit-on. Lorsqu'il déboule du coin de la rue pour tourner vers la grande avenue qui conduit au cimetière, surmonté d'une pyramide de jeunes brandissant photos et drapeaux, je pense aux tableaux des peintres de la Révolution française. Une beauté romantique émerge de ce convoi révolutionnaire. Des hélicoptères tournent dans le ciel et la foule ironique scande un "dégage!" à leur attention. Ils me semble que nous marchons en dehors du temps. Et lorsque l'horizon se détache au loin il laisse entrevoir des milliers de petits points colorés qui tous convergent vers la même direction. Aujourd'hui, "nous sommes tous des Chokri Belaid"...



La foule précédent le cercueil est immense
Diaporama :

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Dans le cimetière de Jellaz, la foule a envahi les tombes blanches éclatantes de soleil. Logé au sein d'une montagne, le cimetière semble un immense théâtre dont les gradins abritent une foule silencieuse et émue. Le cortège du cercueil n'est pas encore arrivé, j'en profite pour monter au sommet du cimetière afin de bénéficier d'une vue d'ensemble. Au loin j'aperçois le cortège funèbre qui pénètre dans l'enceinte du cimetière. Soudain des tirs éclatent de l'autre côté de l'enceinte. On distingue un affrontement entre les policiers et des jeunes. Dans le public, on me dit "Ce sont des voleurs". Les gens sont en alerte, certains commencent à partir. Près des affrontements, la foule postée sur les toits pousse des cris d'indignation, on siffle, on hue. Mais très vite une bombe lacrymo est lancée à l'intérieur même du cimetière. Le vent est très fort et rapidement les gaz parviennent jusqu'à nous. La foule fuit rapidement vers le sommet de la montagne, écharpes sur le nez ou mouchoirs collés sur la bouche. Indignation et colère contre les policiers qui ont osé lancé des lacrymogènes dans ce lieu sacré! Pas de repos pour les morts - surtout ceux de la trempe de Belaid -  pas de repos pour les justes! Et qui sont ces jeunes qui viennent perturber le cortège endeuillé? 


Une bombe lacrymogène explose en plein dans le cimetière

Pendant ce temps le cercueil, placé sous haute protection, est arrivé à destination. De l'autre côté, la foule continue d'affluer ignorant les effluves de gaz lacrymogène. Elle croise ceux qui ont pris leur dose de gaz et repartent les yeux rougis davantage par la lacrymo que par la tristesse. Je sors du cimetière et découvre avec stupéfaction une foule encore plus immense derrière l'enceinte du cimetière. Il y a beaucoup de mouvements. Des jeunes encagoulés fendent soudain la foule en courant : ils ont sûrement volé quelque chose. J'entends que certains jeunes dépouillent les gens, notamment ceux qui ont des caméras et appareils photo. Ces actions seront confirmées le soir même. Il ne fait pas bon rester isolé en marge du cortège. Je planque mon matériel et avise deux avocats en tenue pour leur demander la direction du centre ville. Ils me proposent gentiment de me raccompagner en voiture. Si celle-ci n'a pas encore été vandalisée! Car déjà de la fumée noire s'élève : des vandales incendient les voitures garées près du cimetière punissant ainsi les gens venus assister à l'enterrement.
 
Autour de l'enceinte du cimetière la foule est nombreuse
Après avoir traversé le souk aux boutiques fermées, j'arrive sur l'avenue Bourguiba déserte, où règne un silence angoissant. Des barrages de policiers sont en place. Quelques rares passants s'empressent de rentrer. Devant la porte de France normalement grouillante de monde, sont postés de jeunes hommes prêts à en découdre avec les policiers qui les toisent à l'autre bout de la rue, sur la place de l'Indépendance. Les jeunes ont érigé une petite barricade à base de poubelles municipales. Les policiers arrêtent une voiture, fouille au corps et mains sur le toit. Près de moi, une passante s'effondre en sanglots. Un homme fait un bout de chemin avec moi, pas très rassuré, on se quitte en se souhaitant bonne chance. Dans ma rue, beaucoup de jeunes des quartiers se préparent à affronter la police. Le cortège de la manifestation n'est pas encore arrivé. Je monte m'enfermer dans l'appartement. Peu de temps après les premiers tirs éclatent accompagnés des cris. Je suis trop fatiguée pour avoir peur comme au premier jour. Quand on n'a pas le choix, on s'habitue. C'est ce que font tous les tunisiens depuis des années.


Pendant que la manifestation quitte le cimetière, des jeunes attendent devant la porte de France. Ils ont installé une petite barricade à base de poubelles municipales (vertes). L'avenue est déserte, de l'autre côté des bastions de policiers les toisent.
La majorité des tunisiens ne désirent pas la violence. Mais ils se défendront s'ils y sont acculés. Ils défendront la liberté et la dignité de tout un peuple malgré le climat de peur qui règne. Parmi la violence que certains veulent utiliser, le peuple cherche sa place entre tradition et modernité. La Tunisie a une histoire riche et ancienne, ses racines sont profondes. Elle possède toute la volonté nécessaire pour se déployer et acquérir son autonomie malgré les forces contraires internes et externes qui veulent l'asservir. Déjà, le premier ministre a annoncé un remaniement ministériel. Une première victoire pour certains. Le soir j'apprends que 500 jeunes ont été payés pour semer le trouble dans la manifestation. J'apprends aussi que le grand imam a été scandalisé par la présence des femmes dans le cortège du cimetière notamment celle de la veuve et de la fille de Chokri Belaïd. La révolution avance à son rythme, les changements ne sont font pas du jour au lendemain.
Aujourd'hui nous étions 1 million 400 000 à défiler à Tunis jusqu'au cimetière pour rendre hommage au leader du Front populaire Chokri Belaïd. C'est déjà une petite victoire pour le peuple de la révolution.

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